Nouvelle : Le photographe
Stephane s'attendait à cette réaction. Il avait à peine baissé son appareil, et déja la modèle qu'il venait de photographier pendant une heure avait abandonné son sourire, et toute trace de bonne humeur. A croire que tous et toutes, dans ce milieu, ne souriaient que pour le boulot. Oh, bien sûr, quand ils venaient lui demander de leur accorder une séance, ils étaient charmants, persuasifs, souriants...
En fait, ils ne demandaient pas, ils suppliaient presque. C'était ca, le succès. Son carnet de rendez-vous aurait pû être dix fois plus rempli, mais il préférait se ménager beaucoup de temps libre, et faire attendre ses clients. Après tout, il pouvait se le permettre : Il était l'artiste qu'ils demandaient tous, et ses cachets n'avaient rien à envier à ceux d'un acteur célèbre.
Il eut un petit sourire en repensant une fois encore à la chance qu'il avait eu d'arriver à ce niveau, si vite. Il y a à peine quelques mois, il n'était rien, personne. Enfin, si, un étudiant comme les autres, avec une passion pour la photo. Rien de plus. Il participait à une exposition, et un homme avait sû reconnaître son talent. Il avait vu, malgré la piètre qualité des clichés exposés, le potentiel qui someillait en lui, et lui avait proposé un partenariat.
C'est ainsi que Stephane et la société Anima en étaient venus à travailler ensemble. En fait, le contrat aurait difficilement pû être plus avantageux pour lui : L'entreprise, un laboratoire qui cherchait à s'établir sur le marché, et à se faire connaître, lui avait offert un appareil professionnel (un "Anima Special"), et assurait également le développement et le tirage de ses clichés, gratuitement. En contrepartie, les négatifs devaient tous passer par le laboratoire, pour pouvoir améliorer leur technologie, et le laboratoire aurait le droit d'utiliser les vues réalisées pour vanter la qualité de ses produits et services. Un marché plus qu'honnète, selon lui.
Avec ce matériel, il n'avait eu aucun mal à faire reconnaître son talent du grand public, et du milieu professionnel. Il parvenait instinctivement à saisir la spontanéité d'une expression, le naturel d'une posture, la grâce fugace d'un mouvement non calculé. Et toujours du premier coup ! C'était un don, une bénédiction. En fait, là où d'autres auraient fixé une image figée, lui, il saisissait le mouvement, l'éphémère, la vie. C'était ce qui le différenciait des autres, et c'était une sacrée différence.
Mais jamais il n'aurait cru que les mannequins et autres célébrités puissent être aussi faux, aussi artificiels. Ils étaient tout sourire pendant les prises de vues, et à peine la pellicule finie, ils redevenaient blasés, insensibles, des abrutis aux airs de drogués. Ca devait être pour ca qu'ils embauchaient des managers, c'étaient souvent ces derniers qui les motivaient pour leur prochain rendez-vous, après une séance.
Il attendit que sa modèle soit sortie, pour consulter sa montre, puis son carnet. Il était à peine onze heures du matin, et la prochaine séance était prévue à dix-neuf heures, pour un de ces acteurs prétentieux. Il avait tout le temps d'aller prendre l'air. De toutes façons, il en avait besoin, le milieu le déprimait. Heureusement que ca payait bien, ca lui permettait d'oublier cette ambiance, cette impression de bosser pour des gosses pourris-gâtés, qui font un sourire pour mieux attendrir leurs parents, entre deux gros caprices.
Il choisit de flâner, au hasard, dans les rues de Paris. Il aimait cette ville, en été. Une bonne partie des automobilistes avait disparu, et les femmes avaient raccourci leurs jupes. Oui, Paris était agréable, en Août. Il aimait regarder passer les gens, dans les parcs, et imaginer dans quel décor ils seraient le mieux mis en valeur.
C'est au jardin des Tuileries qu'il la rencontra. Petite, brune aux cheveux mi-longs, ravissante et pleine de vie, elle lui tapa dans l'oeil immédiatement. Il n'arrivait pas à déterminer dans quel décor elle serait le mieux, parce qu'elle serait sublime dans n'importe quel environnement. Il ne pouvait pas laisser passer cette chance, c'était impensable. Il alla lui parler, et lui proposa une séance photo, gratuite. Il lui laissa sa carte, et lui demanda son prénom. Elle s'appelait Lydia, et elle lui dit qu'elle y réfléchirait.
Il attendit son coup de fil deux jours, travaillant presque machinalement, l'esprit ailleurs. Puis elle le rappela, et lui dit qu'elle acceptait. Il s'activa immédiatement, prépara le studio pour l'y accueillir, vérifia son appareil, et attendit nerveusement. Quand elle sonna à la porte, il courut lui ouvrir, impatient.
La séance photo se passa extrèmement bien, Lydia était fraiche, naturelle, et trouvait spontanément des attitudes tantôt charmantes, tantôt provocantes, variant les mimiques et les positions comme si elle avait toujours fait ca. Quand il eut terminé la pellicule, pourtant, elle aussi sembla perdre toute vivacité, toute joie, tout intérêt. Tant qu'il s'agissait de pros, ca lui avait paru normal. Mais pas Lydia ! Elle ne pouvait pas, elle aussi, être comme ca !
C'est à ce moment qu'il se remémora les paroles de l'homme. Avant de lui remettre l'appareil, il lui avait prodigué quelques conseils, qu'il avait écouté d'une oreille distraite. Des explications techniques, en partie, mais il lui avait également dit qu'un bon photographe n'utilisait jamais plus d'une pellicule. "Après, on perd en spontanéïté", lui avait-il dit...
Pris d'un doute soudain, il appela la société Anima, pour leur demander des explications. Après une attente qui lui sembla interminable, la standardiste le mit en relation avec l'homme. Celui-ci insista pour le voir, en tête-à-tête, lui promettant de tout lui expliquer. Partagé entre la curiosité et la colère, Stephane hésita, mais un regard à Lydia, amorphe, le décida.
L'homme arriva au studio dans l'heure. Vêtu d'un smoking à la coupe impeccable, il arborait un demi-sourire, et ses yeux pétillaient. Il jeta à peine un regard à la jeune femme, prostrée sur le divan, et demanda simplement : "La pellicule, je vous prie."
- "Pourquoi ?", demanda Stephane.
- "Parce que ce sont les termes de notre association, evidemment... Pour vous, le succès, l'argent... Pour nous, les pellicules."
- "Non, pourquoi est-ce que toutes les modèles que je photographie finissent dans cet êtat ?"
- "Interessante question... J'avoue que je m'attendais à ce que vous me la posiez bien plus tôt..."
Devant l'air totalement dépassé de Stephane, l'homme ne put retenir un fou rire retentissant. Au prix d'un effort terrible, il parvint tout de même à lui glisser "Vous ne pensiez tout de même pas réussir ces photos tout seul ?", avant de repartir de plus belle. Stéphane ne comprenait toujours pas. Après s'être difficilement maîtrisé, l'homme savoura un moment l'air hébété de son interlocuteur, avant de lui sussurer :
- "Enfin, Stephane, qu'espérais-tu ? Comment un incapable comme toi aurait-il pû réussir de tels clichés ? Regarde ces photos ! Qu'ont-elles de plus que les autres ? Réfléchis !"
- "Euh... elles sont meilleures, c'est tout ?"
- "Décidemment, tu es irrécupérable. Ces photos semblent vivantes, non ? Et comment mieux représeter la vie qu'en capturant son essence ? Un véritable artiste met toute son âme, dans chacune de ses oeuvres. Toi, tu y as mis celles de tes modèles !"
L'homme observa avec délectation le regard de Stephane s'éclairer d'une lueur de compréhension, mêlée d'horreur, et cette même expression faire place à une haine sans bornes.
- "Je vois que tu as enfin compris. La pellicule, je te prie..."
Stephane hésita, cherchant une échappatoire, puis il ouvrit l'appareil et lui tendit le boîtier de plastique, vaincu.
- "Merci. J'imagine que tu ne vois pas d'objections à ce que nous poursuivions notre petite collaboration..."
- "Vous êtes le Diable, n'est-ce pas ?"
L'homme ne put retenir un nouvel éclat de rire.
- "Comment faudra-il te le dire ? Tu es insignifiant. Crois-tu qu'Il se serait déplacé pour toi ? Faust avait du talent, lui !"
Il savoura quelques instants la fureur consumant les traits de Stephane, la vision de ses phalanges crispées de rage sur l'appareil, et se détourna, satisfait. Alors qu'il marchait vers la porte, du pas nonchalant du vainqueur, il ne vit pas Stephane mettre une nouvelle pellicule dans l'appareil. Au moment où il allait saisir la poignée, il se figea, pendant qu'un déclic retentissait derrière lui.
Au fur et à mesure que Stephane le mitraillait, l'homme perdait de sa substance. A la moitié de la pellicule, on pouvait clairement voir à travers. A l'avant-dernière photo, seul subsistait un fantôme pâle, tenant faiblement une boîte en plastique dans la main. Quand la pellicule fut terminée, la boîte tomba au sol, l'homme ayant totalement disparu.
Stephane songea un instant au suicide, ne pouvant vivre avec la conscience aussi lourde. Puis son regard défait tomba sur Lydia, et il sût ce qu'il devait faire. Il plaça l'appareil sur un trépied, y remit la pellicule de Lydia, et cadra le divan. Il la rembobina soigneusement, et règla l'appareil sur "prises rapprochées, déclenchement automatique". Enfin, il activa le retardateur, et alla s'asseoir auprès d'elle, la prenant par la taille. Elle n'eut aucune réaction, ni à ce moment-là, ni quand les crépitements rapprochés de l'appareil se firent entendre.
Personne ne comprit comment le célèbre photographe Stephane et une jeune femme avaient pu mourir de faim, dans les bras l'un de l'autre, sur ce divan. Mais la pellicule, une fois développée, montra un couple radieux, l'image même de l'amour. Ces clichés furent unaniment considérés comme sa meilleure oeuvre.